Une petite gêne

Dans le New York Times Magazine de ce weekend, Emily Gould, une ancienne éditrice d’un site Web américain bien connu expose ses doutes quant à ses années de pratique du blogue et sa tendance à… s’exposer.

The will to blog is a complicated thing, somewhere between inspiration and compulsion. It can feel almost like a biological impulse. You see something, or an idea occurs to you, and you have to share it with the Internet as soon as possible. What I didn’t realize was that those ideas and that urgency — and the sense of self-importance that made me think anyone would be interested in hearing what went on in my head — could just disappear.

Tout blogueur avec quelques années d’expérience qui aura la patience de lire ce long article le fera fort probablement en grimaçant. La naïveté de cette blogueuse et son manque de perspective rendent la lecture très inconfortable, même si on se doit d’admirer sa folle bravoure. Elle n’est pas seule là-dedans. L’ex dont elle parle dans son éditorial a commis les mêmes excès qu’elle dans un autre texte en pratiquant ce que les anglos appellent du oversharing.

Le plus pénible dans la lecture, bien sûr, c’est d’être obligé de s’avouer qu’on se reconnaît malgré tout ici et là, à travers l’article.

Cette impression d’intimité… Cette compulsion de partage qui devient si rapidement une habitude de vie qu’on ne la questionne plus. Une amie me disait récemment qu’elle avait perdu toute envie de bloguer depuis qu’elle se savait lue au-delà d’un cercle d’intimes. Nous sommes plusieurs à avoir connu ce sentiment tout en étant tout à fait conscients qu’il n’y a rien de plus public que le Web. Nous le savions dès le départ, au moment de démarrer le blogue. Au début, l’obscurité autour de nos écrits crée l’illusion d’une certaine protection. Puis les lampes de poche de Google se pointent une à une, jetant un éclairage cru sur le paradoxe dans lequel nous nous sommes volontairement plongés.

Oui, je sais. Les blogues ne sont pas que partage d’intime et exhibitionnisme mal placé. Mais même après plus de 6 ans de pratique, je suis forcée d’avouer qu’ils sont tout de même d’étranges choses. On n’a pas fini d’en faire le tour et d’en saisir toutes les ramifications. Les sociologues vont s’amuser avec tout ça dans une vingtaine d’années… si nous n’avons pas tout effacé d’ici là dans un grand geste soudain de pudeur collective.

L’article d’Emily Gould semble répondre à un article du New York Magazine publié il y a plus d’un an et qui demandait:

Because the truth is, we’re living in frontier country right now. We can take guesses at the future, but it’s hard to gauge the effects of a drug while you’re still taking it. What happens when a person who has archived her teens grows up? Will she regret her earlier decisions, or will she love the sturdy bridge she’s built to her younger self—not to mention the access to the past lives of friends, enemies, romantic partners? On a more pragmatic level, what does this do when you apply for a job or meet the person you’re going to marry? Will employers simply accept that everyone has a few videos of themselves trying to read the Bible while stoned? Will your kids watch those stoner Bible videos when they’re 16? Is there a point in the aging process when a person will want to pull back that curtain—or will the MySpace crowd maintain these flexible, cheerfully thick-skinned personae all the way into the nursing home?

J’ai souvent regretté ne pas avoir eu accès aux blogues alors que j’étais plus jeune. Après avoir lu l’article de Gould dans le New York Times, je suis plutôt contente de savoir que les périodes formatives (et plutôt émotives) de ma vie ont pu être vécues discrètement, sans archivage autre que mes carnets de papier.

Question de génération, comme le suggère l’article du New York Magazine cité plus haut? Il y a un an, je le croyais. Après avoir passé beaucoup de temps à réfléchir sur le sujet dans la dernière année, je n’en suis plus tout à fait convaincue. Ça explique – en partie – pourquoi c’est si calme autour d’ici depuis quelque temps.

By Martine

Screenwriter / scénariste-conceptrice

10 comments

  1. C’est en ce moment que je le ressens le plus.

    Ça ne va vraiment pas bien, dans ma vie, à la maison et j’aimerais tellement pouvoir en parler à internet. Tout raconter et recevoir les bons commentaires et les conseils. Ça a été ma façon de dealer avec beaucoup de choses, comme tu le sais.

    Mais je ne peux plus faire ça. Pas capable. Et fuck le blog anonyme, de toute façon j’aurais peur d’être démasqué.

    Soulagé d’avoir tiré la plug, c’est certain. Mais dieu que ça me manque, surtout quand je ne file pas.

  2. C’est drôle ce réflexe-là, hein, de « parler à Internet? » Vu de l’extérieur, ça peut paraître incompréhensible, alors qu’il pourrait être beaucoup plus évident de parler directement à des amis ou à la famille.

    Mais je sais, pour en avoir fait l’expérience, que le soutien dont tu parles n’a rien de virtuel, et qu’il peut être très puissant. Le deuxième article que je cite dans mon billet parle d’un « approfondissement du concept de l’intimité » par le blogue et autres méthodes de partage en ligne. Je n’ai pas encore abandonné totalement ma foi en cette vision positive, mais disons qu’elle est chancelante depuis quelque temps.

    J’ai compris, entre les lignes, par ci (Facebook) par là (le blogue) que ça n’allait pas très bien de ton côté. Vraiment désolée de l’apprendre. :-(

  3. « Parler à Internet »… dans mon cas, c’est me parler avec un possible écho.

    Un double retour, je dirais.

    D’abord, celui qui émerge en moi parce qu’enfin, je nomme les choses. Je devrais dire plus de choses parce que je n’étais pas fermé comme une huître avant… Cela me permet de faire des liens et d’apprendre davantage sur moi.

    Ensuite, celui qui vient des autres. De vraies personnes réagissent à ce que je couche sur le Web et je tisse de cette façon des liens avec des membres de ma famille, des amis et des inconnus qui parfois se révèlent et deviennent des personnes importantes pour moi.

    C’est dommage d’avoir perdu la désinhibition de départ, celle qui vous a fait parler (je parle de la vôtre Philippe et de celle semblable à ce que Emily Gould décrit). Je travaille avec des jeunes et je vois bien qu’il y a des pièges reliés au fait de «trop dire» (concept bien subjectif) et de ne pouvoir vraiment reprendre, mais je demeure convaincu de la grandeur du «pouvoir dire».

    Il s’agit juste de trouver «quoi dire» et il me semble que la blogosphère peut réguler efficacement, sur ce point.

    Je parle de SA blogosphère. Celle qui compose notre réseau. Celle avec laquelle Internet n’est plus virtuel, mais bien réel.

    Ça m’interpelle beaucoup ce que tu dis Martine, à propos «des périodes formatives [et plutôt émotives]». Moi qui encourage tant de jeunes à bloguer dans un contexte scolaire… ;-)

    Je vais aller lire l’article «Exposed»…

  4. Il y a une perte de contrôle de son image, de son histoire dès que l’on publie qui peut avoir des effets pervers, mais qui peut être vraiment libératrice, quand dans sa vie on a tendance à toujours tenir les rênes serrées . Mais je crois que ça reste toujours un jeu, un masque comme un autre. On ne peut exprimer complètement sa vérité en bloguant, même si on en donne l’impression. On ne se met pas à nu dans un blogue, on se met en scène, on s’invente pour mieux se dire.

  5. Bonjour Martine,

    Ton billet m’en a inspiré un, alors j’ai mis un lien vers ta page, j’espère que ca ne te dérange pas.

  6. Les questions d’intimités et de oversharing me concernent légèrement moins puisque j’étais partie sur du thématique un brin fictionnel, même si ça a largement dérivé. Je ne m’expose donc ni surtout mon entourage pas plus ni moins que si j’étais publiée papier.

    En revanche j’ai nettement plus de lecteurs (que ceux que j’aurais pu croiser avec un livres) et c’est là la surprise. Quand j’ai commencé je pensais que mes tout proches s’en contreficheraient, n’étant ni internautes passionnés ni versés autant que moi dans la lecture, et que je n’aurais comme visiteurs que certains de mes amis que les écrits attirent. Et là beaucoup plus de monde, des arrivés de hasard et qui reviennent après. Et les tout proches qui plus tard s’y mettent et que je suis fort ennuyée de faire parfois pleurer.
    D’un autre côté des copains à qui on ne confie plus certaines choses, persuadés qu’ils ont lu et devinés (si on a choisi d’être allusifs pour ne pas trop dévoiler), alors que non, en fait ils ne sont même pas passés.
    En fait nos maladresses viennent de ce qu’on est à la fois beaucoup plus lus et beaucoup moins qu’on ne le croirait.

    (suite de la conversation au Paris Carnet ?)

  7. Intéressante perspective, Gilda. Il faudra en effet poursuivre la discussion mercredi prochain à Paris!

  8. Très intéressant comme billet. Je me suis souvent retenu à deux mains pour ne pas me mettre en mode blogue mais j’ai toujours su résister.

    Assiste-t-on à une sorte de retour du balancier?

    Plusieurs blogueurs d’ici ont traité maintes fois de leurs difficultés à se discipliner face à leur blogue, c’est-à-dire à définir exactement les balises de leur espace et les limites à ne pas franchir.

    Plusieurs semblent oublier qu’un blogue est public et que, par conséquent, on devient une personnalité publique, avec les bons côtés… et les moins bons.

    Je doute que ce soit votre cas Martine puisque vous aviez déjà votre alter ego public (qui ne se rappelle pas de Branché!).

    La question la plus impertinente est toutefois celle qui régit tout : pourquoi? Et au fil des expériences vécues, n’est-il pas normal de se questionner et de remettre en question nos motivations premières? Notre désir d’expression et, involontairement, celui d’être entendu ne peut-il pas être substitué par la volonté de choisir ce que l’on dit?

    Je divague, je sais, il ne faut pas m’en vouloir… j’écris si peu souvent… :-)

  9. Il y a certainement un phénomène social massif derrière l’engouement que connait le blogue que n’ont pas fini de décortiquer les sociologues.

    Il y a une typologie qui se dégage. Je pense qu’on peut les classer selon le type d’auditoire visé par l’auteur. Selon qu’on s’adresse aux proches, aux amis, le blogue aura tendance à s’épancher davantage dans des références connues du cercle intime.

    Il y a des blogues thérapeutiques qui recrutent du côté des gens blessés par la vie et qui n’en finissent d’éponger leurs plaies. Ils recueilleront un auditoire d’éclopés.
    Il y a des blogues d’éphémérides, ceux-là racontent leurs journées et disent vraiment tout ce qui compose le fil des jours. Sorte de degré zéro de la fiction.

    Sur fond, justement, du pôle vérité/fiction, il y a les blogues de création, plus littéraire, à première vue moins intimiste. Les auteurs arborent souvent des pseudonymes et utilisent toutes sortes de procédés pour préserver leur intimité. Paradoxalement, ce recours du procédé permet une révélation plus grande de l’auteur, une exploration d’autant plus fine de ses préoccupations si le talent d’écriture est au rendez-vous. Chroniques blondes est exemplaire de ce cas.

    À l’autre extrémité du spectre de l’intime et du dévoilement, il y a les blogues qui portent sur des objets, des disciplines, des contenus objectifs. Ils recrutent du côté des experts et des autodidactes. Les commentaires sont admis dans la mesure où ils touchent l’objectif visé par le blogue qui sert dès lors de plateforme d’information.

    Pour revenir au point du jour, j’aime beaucoup les blogues qui mettent en scène des personnages fictifs, ces archétypes du quotidien. Ce procédé permet de parler de situations très intimes ou de faire converger dans ce personnage imaginaire un condensé d’expériences diverses et des sources multiples. Mère indigne, pour parler de ce que je lis, est exemplaire de cette posture littéraire.

    Écrire signifie d’abord s’écrire. C’est une écriture du soi. L’auteur est toujours présent, reconnaissable. Contrairement au journal intime cependant, le versement dans le web de nos réflexions signifie une cassure dans la bulle que l’écrit instaure avec soi. Surtout si le propos nous concerne personnellement.

Comments are closed.