En 1990, alors que je terminais une maîtrise à l’Université Laval, j’ai quitté Québec dans le cadre d’un programme d’échange pour aller étudier à l’école de cinéma de la San Francisco State University. J’avais obtenu une bourse d’études et comme mon visa ne me donnait pas le droit de travailler, je me suis consacrée exclusivement à mes études pendant un peu plus d’une année. Quel luxe pour moi qui travaillais à temps partiel depuis l’âge de 15 ans, en même temps que je poursuivais mes études à temps plein!
L’année scolaire 1990-1991 restera gravée dans ma mémoire comme une des plus belles années de ma vie. Je me suis enrollée dans le programme de « graduate film production » et j’ai réalisé 3 courts-métrages en un an. Nous travaillions alors sur le support 16mm et nous devions tout apprendre: comment rédiger un scénario, insérer le film dans la caméra (à la noirceur totale), lire un posemètre, éclairer une scène, enregistrer le son sur un Nagra, monter le film sur un Moviola ou une Steenbeck, faire le mixage du son, etc. Produire un court-métrage en 16mm coûtait très cher et la pellicule film est un support délicat. La moindre erreur nous coûtait des frais énormes de laboratoire – du moins énorme pour des étudiants – et j’ai vu de nombreux collègues quitter des salles de visionnement en pleurant car l’épreuve fournie par le laboratoire n’était pas de la qualité espérée et ils n’avaient pas les moyens de se payer une autre copie du film. J’étais pauvre, je ne savais pas comment j’allais gagner ma vie, je bouffais beaucoup de burritos à 3$ car ça remplissait bien, je faisais du montage jusqu’à très tard car réserver l’équipement coûtait moins cher la nuit, j’apprenais, j’apprenais et j’apprenais encore et je trippais comme une folle.
À la fin de l’année, un visionnement de 2 jours était organisé afin de montrer tous les films produits à l’école dans les 9 mois précédents. Les professeurs et les étudiants étaient ensuite appelés à voter pour choisir une dizaine de courts-métrages qui allaient former un programme d’environ 2 heures. Ce programme avait une excellente réputation à travers le circuit des festivals américains et il faisait une tournée dans plusieurs cinémas de répertoire aux États-Unis. J’ai eu la chance de voir mes films choisis deux années de suite, en plus de recevoir un prix accordé par le personnel enseignant. Je leur serai toujours reconnaissante d’avoir considéré mon travail avec le même égard que celui des étudiants réguliers du programme (je n’y étais que dans le cadre d’un échange après tout). J’ai ensuite soumis mon court-métrage intitulé Façade à divers festivals et j’ai eu la chance de le voir sélectionné dans plusieurs pays et de remporter quelques prix et mentions. À ma grande surprise, il semblait particulièrement populaire dans les festivals de films gais et lesbiens! Ah, la belle époque! Chaque lettre apportant une réponse positive me donnait de l’énergie pour plusieurs jours!
Tout ça pour vous dire que j’ai enfin numérisé Façade. Le transfert du 16mm au VHS, suivi du transfert sur DVD, puis de la numérisation sur mon iMac, fait perdre de la qualité à la photo originale, qui avait été l’oeuvre d’un directeur-photo de talent (aussi étudiant à l’époque) nommé Daniel Conrad. J’ai depuis perdu de vue les deux actrices du film, Ronda Hewitt et Paula Tin Nyo, qui étaient respectivement ma co-locataire (une actrice de formation) et une collègue d’études. Les scènes ont été tournées dans l’appartement que j’habitais alors à San Francisco et mon chum de l’époque, ma soeur Maryse, mon chat René, des amis et des inconnus ont joué les figurants dans le film, parfois même à leur insu…
Avec l’aide d’une amie (qui est encore dans ma vie), j’avais travaillé en laboratoire jusqu’à tard dans la nuit pour faire le générique d’ouverture avec des gels transparents et une caméra 16mm (pas d’ordinateur disponible pour faire ça à l’époque). C’était une manière d’économiser de l’argent mais le résultat est pauvre, comme ceux qui se donneront la peine de regarder le film pourront le constater. J’aurais pu refaire les crédits sur iMovie, mais bon, pour des questions d’archives et d’authenticité, j’ai décidé de les laisser comme ça.
Le film dure 13 minutes, sans dialogue (je voulais pouvoir le faire jouer aux U.S.A. comme au Québec, sans sous-titres), mais avec une trame sonore sur laquelle j’ai beaucoup bossé (même si vous ne pourrez probablement pas le remarquer!). Alors si le coeur vous en dit, prenez une petite pause et bon visionnement!
Façade from Martine at Vimeo.
Si ça ne fonctionne pas en cliquant sur l’image ci-haut, essayez par ici.
My God! Ça faisait un bout que je n’avais pas vu ce film… C’est encore une belle preuve de tes talents de la réalisatrice et de créatrice. Je me rappelle quand on me l’a présenté chez Vidéo Femmes : le film d’une fille de Québec qui reste à SF, à propos de deux femmes qui s’observent, ça marche beaucoup dans les festivals gais… Cinq ans après sa réalisation, il était encore demandé dans les festivals, tout un exploit.
Merci Nadia! C’est pas jeune, jeune, hein? J’avais complètement oublié ça, ton travail à Vidéo Femmes! Ah que le monde est petit petit!
Vimeo a l’air de faire des siennes aujourd’hui. Je devrais peut-être mettre le vidéo sur YouTube…
Lire votre texte m’a surtout rappelé que j’au aussi eu la chance de pouvoir étudier sans jamais avoir à travailler pendant l’année scolaire. Je ne travaillais que l’été et en plein air s’il vous plait. Les plus jeunes ne savent pas ce qu’ils manquent pour pouvoir avoir leur petit fil blanc à l’oreille et leur vêtements griffés. Quel luxe de ne pas travailler! Tout ce qu’on peut faire quand on ne sacrifie pas à la consommation.
Ronda Hewitt, en autant que ce soit la même, travaille au sein d’un organisme fascinant en Virginie qui s’appelle Live Arts et qui intègre théâtre et communauté. Le hasard fait que je suis passé par là , il y a quelques années, pour y faire un master class en impro et que je conserve leurs coordonnées dans mes liens, en particulier pour les projets de création de ma fille.
Intéressant film, où je sens un peu de tes états d’âme du moment, exilée loin de chez toi. Ce qui est curieux c’est que la première moitié de ton film est très new-yorkaise avec ces fenêtres et ces voisinages anonymes qu’il me semble qu’on connaisse moins sur la Côte ouest. La deuxième partie devient complètement SF… Intéressant aussi l’utilisation du son non-synchrone. J’imagine que c’était plus simple pour la post.
Ça me rappelle avec une certaine nostalgie toutes ces productions assemblées en salle avec des boucles partout et le film magnétique qu’on touchait constamment… on ne se préoccupait vraiment pas de qualité de son dans le temps. Et Dieu qu’il fallait des intervenants à l’époque pour faire un film.
Là -dessus, aujourd’hui, quand je fais disparaître des fils ou que je superpose de plus beaux nuages dans Motion ou dans Shake sur un film que j’ai tourné et monté seul pour un client, je me dis que la technologie nous a vraiment simplifié la vie et ouvert à toute une possibilité d’expression créative libre.
En passant, parlant d’artisanat cinématographique, as-tu vu l’extraordinaire musical irlandais Once, avec le leader des Frames, Glen Hansard? Une admirable leçon de création avec peu de moyens.
Merci, Martine, pour ce beau cadeau. Quelle profondeur!
@Souimi: Merci!
@Marc: Ça doit être la même Ronda, car j’ai trouvé une référence la concernant qui parlait aussi du Live Arts.
Tu l’as rencontrée?!?
Et oui, tu es perspicace: le film montrait mes états d’âme d’étrangère, qui regardait ma nouvelle ville avec fascination, de l’extérieur. Je voulais aussi réapproprier le voyeurisme aux femmes, qui le sont plus souvent qu’on ne le pense! À San Francisco, les gens n’ont pas de rideaux ou encore ils ne les ferment pas souvent, de sorte qu’une simple balade sur une colline nous donnait l’occasion de voir autant de petits « courts-métrages » tirés de la vraie vie! J’adorais ça, d’autant plus que j’adore marcher dans les villes le soir, et imaginer l’intérieur des maisons.
Le film a été montré sur la côte ouest et la côte est et les réactions furent très différentes. À mon école de cinéma de San Francisco (qui avait une grande tradition de cinéma expérimental), quelques étudiants m’ont reproché le fait d’être « too narrative »! Raconter une histoire linéaire, avec un punch final, était vu comme une trop grande concession au cinéma populaire. Quand le film a joué au New York Short Film Expo, j’ai fait le voyage avec mon copain pour voir les réactions. Là c’était le contraire: tous les étudiants voulaient être Scorsese et quelques uns m’ont reproché d’être trop expérimentale, et n’ont pas apprécié la fin ouverte.
Je crois que je serai probablement toujours comme ça, à cheval entre les intellos/expérimentaux et les populaires/commerciaux. ;-)
C’était emmerdant et stressant de travailler le 16mm à la place du numérique, mais je persiste à croire qu’il y a un « engagement » dans le montage sur pellicule qui force à prendre des choix et des responsabilités artistiques plus importants (parce que tout changement significatif implique une grande quantité de travail). Je suis très contente d’avoir eu la chance de faire ce type de montage!
good sound design, who did that?
@Kristian: It sounds much much better on 16mm! The music is by two guys I had met through a friend (Brian Cohen and Doug Jones). I did all the sound design and recording myself (spent hours recording the Muni trains of San Francisco!). Some of the background sounds (dogs, chatter, etc) is from a sound library. My friend John Binninger (another student), helped me with the final mix.
Très touchant. Merci pour ta grande générosité.
Un lecteur fidèle habituellement silencieux, mais là , impossible de résister à te dire merci…
P.S. nous avons un ami commun : Michel Giguère… mais mettons que j’ai rien dit ;-)
@bob august: C’est moi qui te remercie de l’avoir regardé! T’es un ami de Michel? On se connaît peut-être alors?
I show this film all the time to my students, and other than the titles (I’m sorry!) they just love it. It’s such a beautiful and timeless piece – it has not dated and never will.
Ah que c’est beau! J’ai attendu d’avoir vraiment le temps de le regarder, et je ne regrette pas: wow, tout en nuances, en touches délicates, comme des flocons qui tombent. Ton film est très beau, très doux, et fait résonner mes cordes sensibles! Et puis, quand quelqu’un met son chat, comme il se doit, dans les crédits… j’aime, bien sûr! (Bravo René!)
Je suis avec Bob: merci de ta générosité!
Superbe, je ne suis pas versé en critique pour commenter mais j’ai beaucoup aimé.
J’aime beaucoup la trame sonore, la musique sur cette histoire de voyeurisme.
J’ai habité un peu plus au sud de SF, tout le monde avait des rideaux !! C’était en 1995.
Bonjour. Je suis tombé sur votre site complètement par hasard en m’informant sur le court-métrage! Et je ne regrette pas… Ces derniers temps, j’ai vu tellement de films ambitieux ratés. ça fait du bien… des plans justes, une sensibilité ressentie, un film modeste et très efficace. Et quel bonheur le 16 mm! Et en effet, gros travail sur la bande-son (dommage que la qualité du stream l’altère). Beaucoup de charme donc pour ce court. Je m’apprête moi-même à réaliser dans quelques semaines mon premier court-métrage, et voici un digne exemple. Votre formation, certes dûres, à dû être plus formatrice que n’importe quelle formation actuelle. La volonté paye…
Il n’est pas possible d’avoir ce court en meilleure qualité (en plein écran surtout?).
Encore bravo, et bonne continuation.
Beau film, bien monté, sans temps mort.
Belle trame sonore.
Beaucoup de talent!
C’est un peu comme le Net. On se montre, mais on ne parle pas, on écrit.
La fin m’a laissé sur ma faim. Je l’aurais voulu soit hitchkokienne, soit romancée.