Les Salons du livre sont des foires très étranges où le lien avec la lecture est complètement dénaturé pendant quelques jours. Des activités fondamentalement intimes comme l’écriture et la lecture, sont catapultées dans la sphère publique et se transforment tant bien que mal en spectacle.
Qu’il est seul, l’auteur assis derrière une petite table, avec sa pile de livres et son stylo, avec les gens qui passent et le regardent, puis regardent la couverture de son livre, puis le regardent de nouveau, désespérant d’y trouver un visage connu, passant leur chemin ou pire, s’arrêtant pour demander « où sont les toilettes? », « où est Dodo? », « avez-vous des livres sur l’héraldique? » Qu’on lui demande de dédicacer un signet « parce qu’on les collectionne » et voilà l’auteur embêté mais tout de même reconnaissant de se voir offrir quelque chose à faire.
L’auteur est habitué à la solitude puisque son travail quotidien l’exige. Il la vit bien, généralement, car il en a fait le choix. Mais c’est la solitude dans la foule qui est la pire de toute. Celle quand on a les projecteurs braqués sur soi mais qu’on n’arrive tout de même pas à attirer l’attention, ou pire, quand on l’attire mais pour les mauvaises raisons.
Et voilà , coup de chance, un lecteur qui s’approche. Un vrai lecteur. Quelqu’un qui a lu un des livres de l’auteur et qui a la générosité et la bravoure d’en partager ses impressions. La timidité cède la place à la gratitude qui elle se transforme au cours de l’échange en une sorte de gêne. Il y a quelque chose de fondamentalement impudique dans ce partage entre le lecteur et l’auteur. Un inconnu dit à l’écrivain : «vos mots ont occupé mon temps, ma tête. J’ai pénétré votre univers. Et j’ai aimé ça. » (ou non, mais c’est tout aussi gênant) Il y a comme une bulle soudaine d’intimité, comme un effleurement échangé là , devant tout le monde, même devant ceux qui ne prennent pas le temps de regarder. Et le lecteur repart et l’auteur est tout seul avec ce goût de l’autre qui reste pendant un court moment puis s’évapore dans l’air étouffant du hall d’exposition.
N’allez pas croire que ce fut mon expérience d’auteur au Salon en fin de semaine. Je parle complètement à travers mon chapeau. Enfin, pas complètement. C’est ce que j’ai imaginé en me promenant dans le Salon après avoir terminé ma séance de signature. J’ai regardé les auteurs et je me suis demandé comment ils se sentaient, comment je me sentirais à leur place. Mon expérience a été différente parce que le livre sur lequel j’ai travaillé a été co-écrit, que le sujet n’en était pas un très personnel et que nous avions eu la bonne idée d’inviter deux acteurs de Lance et Compte à venir signer des livres avec nous. Toute l’attention a été tournée vers eux et sincèrement, c’était très bien comme ça. Je pouvais relaxer et jaser avec les gens. « Vous aimez la série cette année? Vous la regardez depuis le début? » Jason (Guy Lambert) et Éric (Mac Templeton) étaient très habiles et patients avec les fans et les lecteurs, réussissant l’exploit d’être chaleureux sans condescendance, avec une sincère gratitude envers les fans et les curieux, redirigeant même souvent l’attention vers monsieur Héroux et moi, expliquant que non, ce n’étaient pas eux qui avaient écrit le livre, que non, monsieur Héroux et moi n’étions pas les auteurs de la télésérie mais bien d’un livre sur la télésérie et que non, on n’allait pas leur dire ce qui va se passer pendant l’épisode final de mercredi prochain même si on le sait.
Je restais parfois en retrait et notre éditrice me poussait un peu « allez, prends les livres aussi et signe! » J’ai donc saisi le livre d’une dame qui attendait la signature de Jason et j’y ai apposé mon nom. Son visage s’est durci. « Pourquoi vous avez écrit dans mon livre, vous? » J’ai voulu me cacher sous la table, j’ai marmonné que j’étais la co-auteure et j’ai refilé le livre à Jason, me promettant bien qu’on ne m’y reprendrait plus. Mais bon, on m’y a repris et le reste de la séance de dédicace fut plus agréable.
Quand notre tour s’est terminé et que nous avons cédé la place à d’autres auteurs de Flammarion, je suis allée me promener parmi les kiosques, observant les gens, espionnant du coin de l’œil les auteurs, essayant de voir si l’exercice leur plaisait. Et si je voyais un auteur que j’aime, est-ce que j’irais lui parler? Qu’est-ce que je pourrais bien lui dire? Je me coincerais les pieds dans les mots, c’est sûr. Je serais mal à l’aise et je parlerais trop ou je ne saurais pas du tout quoi dire. Je préfèrerais envoyer une lettre à l’auteur. Ça me ressemble davantage.
Au kiosque d’une grande maison d’édition, alors que j’observais un employé dont on m’avait parlé pour son fameux caméo dans un roman bien connu des dernières années (ah, les commères), je suis tombée sur le roman d’un auteur québécois dont je ne connaissais que le nom mais pas l’oeuvre. J’ai lu les premières pages et j’ai été renversée par la force et la beauté de son écriture. En payant son roman, j’ai demandé, comme ça, à la caissière, si l’auteur avait été là aujourd’hui. « Ben oui, il est encore là ! Yvon! Viens signer un livre! » L’auteur était au bout du comptoir, en train de mettre son manteau pour quitter le salon. Ne me demandez pas pourquoi mais j’étais morte de gêne. J’ai eu envie de dire « non, non , ne le dérangez pas! » mais je savais que ce serait ridicule. L’auteur est venu vers moi et m’a demandé doucement mon prénom. Je lui ai cédé ma place au comptoir et me tournant le dos, il a écrit pendant ce qui m’a semblé une éternité. Était-il en train de faire quelques dernières révisions à son roman? Finalement, il s’est retourné vers moi et m’a remis le livre avec un simple sourire. Je suis partie sans regarder la dédicace. Mais qu’est-ce qu’il avait bien pu m’écrire?
Je n’ai ouvert le livre qu’une fois bien installée dans le métro, loin du regard sage et un peu coquin de l’auteur. La dédicace parle du courage du lecteur face au nouveau siècle, de toute évidence une référence au contenu du roman que je n’ai pas encore lu.
Sous les eaux du fleuve St-Laurent, dans le métro qui me ramenait à toute vitesse vers ma solitude face aux mots, j’ai songé au courage du lecteur qui, à chaque fois qu’il ouvre un livre, fonce dans le silence et le noir, brise la barrière de l’intime et donne temps et confiance à l’auteur, à l’inconnu, à l’autre.
Ça vaut la peine, parfois, de sortir de chez soi.