Quand j’étais étudiante à l’université Laval à Québec, ma soeur Maryse est allée vivre à Montréal pour un nouveau travail. Je lui rendais parfois visite pendant quelques jours, découvrant avec elle la ville que j’allais habiter bien des années plus tard. Lors d’une de ces visites dans son petit appart à la limite du quartier Rosemont et du Plateau, j’ai été intriguée par le coloc de ma soeur, plutôt mignon, intello et étudiant en littérature. Je me rappelle peu de lui, mis à part le fait qu’il était réservé et qu’il finissait toujours les paquets de biscuits de Maryse, mais je me rappelle très bien du livre qu’il avait laissé traîner sur une table à café dans le salon. C’était Les Liaisons dangereuses, que j’ai commencé à lire pendant ma visite et que je me suis acheté plus tard, pour pouvoir le finir, complètement captivée que j’étais par le récit et ses personnages. Ce livre est devenu l’un de mes préférés et même si je n’ai jamais revu le colocataire en question, j’ai toujours eu une pensée de gratitude envers lui au cours des années, quand mon chemin a croisé celui de cet ouvrage.
Des années plus tard, j’apprends que le coloc en question est devenu un écrivain reconnu au Québec. J’apprends aussi qu’il a frôlé la mort de près et qu’il a tiré de cette expérience un livre superbe, que j’ai dû savourer à petites doses pour éviter d’avoir la tête qui tourne et pour accorder aux images le temps de faire leur chemin.
J’ai retenu de ce récit plusieurs passages, dont celui-ci, qui touchera ceux qui, comme moi, ont perdu un parent ou un proche.
Je remercie sans cesse l’espèce de hasard ordonné qui me fait devenir chaque jour un peu plus écrivain et me permet donc de recouvrir les choses de l’exact manteau des mots. Aussi sans doute puis-je nommer aujourd’hui avec davantage de précision la privation sans appel que représente la mort de mes parents. Il y a dans cette mise en terre de la chair qui nous inventa bien plus qu’une ablation: il y a la négation de notre propre commencement, autrement dit le rappel brutal de notre appartenance au néant. En devenant orphelins, nous devenions donc fils et fille de la mort, et peut-être la tristesse tranquille qui parfois vient se mêler à nos rires s’abreuve-t-elle à cette eau trouble. Je ne songeais certainement pas à ces choses lorsque j’ai jeté la première poignée de terre sur le corps de mes parents devenus poussière. Le souvenir de leurs visages, le son de leurs voix, l’assemblage fin de leurs gestes m’emplissaient alors tout entier. Tout cela vivait encore, et vit encore à présent d’une certaine façon, mais d’une vie dont je suis en quelque sorte le réparateur. Car il me semble que le souvenir non seulement se repaît des objets taillés autrefois par la main, le coeur et l’esprit des aimés, mais en restaure même la substance et l’éclat perdus depuis leur disparition. Ainsi ce n’est plus tant le visage de ma mère ou la voix de mon père qui me reviennent en mémoire, mais le sentiment que ce visage et cette voix ont laissé en moi comme un repère.
Quelle belle histoire! Bravo.
Bizarre Martine que tu cites ce passage quand moi je viens de laisser un message sur le blogue de « Grande Dame » pour justement parler de la mort. Cette jeune femme parle de la perte de son 5e fils avec finesse et émotion et ça rejoint les paroles de J-F Beauchemin. Tant qu’à moi, son livre est un des plus beaux que j’ai lu et je suis contente de te l’avoir prêté ! Grande Dame semble être en train d’en pondre un à son tour.
Très beau passage que j’ai pris la peine de lire au complet. Beau language aussi.
Moi zaussi je veux que tous les gens que j’ai croisés se révèlent talentueux et adulés! Moi zaussi je veux dire « tiens, je l’ai connu »! (hihihi: c’est beaucoup moins lourd d’avoir des ambitions littéraires pour les autres!)
Cet extrait me donne le goût, moi aussi, de dévorer par petites bouchées. (Et me donne aussi une douleur sourde au ventre, car moi qui suis volontairement et heureusement orpheline de père, je tremble d’effroi de songer que ma mère, après tout, n’est peut-être pas immortelle…)